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Rictus - Maison de la Poésie (Paris)

Ris amer

Gabriel Randon, poète des sans toit, des sans loi et de tous ceux qui titubent entre trottoir et caniveau, s’inventa un nom crispé entre rire et douleur pour chanter le désarroi de ceux que le destin afflige et qui n’ont que leurs rêves pour éclairer les soirs de débine. Jehan Rictus devenu, Randon, frère de misère et d’inspiration de Gaston Couté, grimpa sur la Butte pour lancer de plus haut son cri de colère et de poésie. Jean-Claude Dreyfus et Fabrice Carlier offrent leurs voix et leurs présences complémentaires aux textes de ce Poulbot insolent et animent un spectacle original et attachant aux accents libertaires et tendres.

A fleur de terre, fleur de peau et fleur de pavé, la langue de Jehan Rictus est d’un lyrisme encanaillé. Empruntant au parler populaire et à l’argot parisien ses trouvailles les plus savoureuses, faisant resurgir entre les mots des marlous et des gagneuses des expressions du patois du Nord, le poète ose les comparaisons les plus audacieuses et les rencontres les plus intempestives pour dire le sort des filles de peu et des hommes de rien que la société ignore et méprise. Le rythme classique d’une prosodie fluide constitue l’écrin de mots gouailleurs et d’expressions hardies qui brillent d’un éclat remarquable ainsi présentés et mis en valeur.
Les aventures malheureuses de l’infortuné Julien, malade de jalousie et d’amour et assassin de sa poule, les rêves de confort de deux mendiants rêvant d’un asile douillet où on leur servirait une soupe épaisse, des lits moelleux et des tétons accueillants, le dialogue avec un Christ descendu de sa croix pour constater que dans le monde des hommes, charité bien ordonnée commence vraiment par soi-même et fait fi des nécessiteux : tous les textes mettent en scène les pauvres dont les dents claquent de faim et de froid et qui n’ont plus pour habiller leur sourire que le rictus de la colère et de l’ironie.

Sombres et en même temps joyeux, mordants et pourtant tendres, les mots du poète disent la difficulté d’être quand on n’a rien et le froid terrible qu’il fait dedans quand on n’a personne à l’abri duquel se réchauffer. Du pain, un toit, un lit et une femme contre laquelle se blottir : l’adversité est mauvaise fille en privant certains de ce minimum vital ! A notre époque où la condescendance des puissants n’a d’égal que leur obscène appétit de profit, la plainte et les revendications de Jehan Rictus résonnent avec amertume. Chienne de vie qui pisse sur les gueux mais salauds de rupins qui ne voient pas qu’on crève à leurs pieds et qui passent en fond de scène sans se soucier des calamités du ruisseau…
L’adaptation des poèmes de Jehan Rictus par Jean-Claude Dreyfus est fine et enlevée. Rythmant ces soliloques de la débine à deux voix, les deux comédiens offrent les couleurs de leurs jeux, de leurs présences et de leurs timbres contrastés aux différents textes. Fabrice Carlier, sorte de titi aux allures de brave gars et de mauvais garçon, sec et nerveux, sensible et écorché vif, compose une belle alternative à la puissance plus colérique et plus tonitruante de Jean-Claude Dreyfus. Le premier est effilé comme un surin, le second semble un poing prêt à se lever ou à frapper.

Aussi justes et précis l’un que l’autre, évidemment complices et remarquables dans l’écoute et le passage du flambeau poétique de réplique en réplique et de monologue en monologue, les deux comédiens évoluent avec une grâce qui n’a rien d’affectée et une très grande intelligence de leurs rôles et du texte. Les lumières de Philippe Lacombe, la création sonore de Thomas Février et les très belles projections sur les murs du décor participent à la magie de l’ensemble. En tous points réussi, ce spectacle est l’occasion d’une découverte poétique aussi originale qu’intéressante et d’un moment de théâtre épatant d’émotion.

Photos : © Orion Delain
Catherine Robert






Rictus - Voyage dans un ailleurs poétique
Théâtre Molière - Maison de la Poésie (Paris)

Le XIXe siècle tirait à sa fin. Paris s’était mis sur son 31 pour recevoir en grande pompe le tsar de toutes les Russies, invité par le Président Félix Faure. L’intelligentsia s’était opposée en vain à la condamnation et à l’exil du capitaine Dreyfus, dans la lointaine île du Diable. Rimbaud était mort cinq ans plus tôt et la bonne société se pâmait d’aise pour les coquetteries philosophico-syntaxiques de Sully-Prud’homme. Le Paris de la misère, lui, n’avait plus guère de porte-voix. Jusqu’à ce qu’un certain Jehan Rictus se produise, pour la première fois, au cabaret Quat-z-Arts, le 12 décembre de cette année 1886. Né en 1867, sous le nom de Gabriel Randon, sa vie n’avait été jusqu’alors qu’une succession de mésaventures. Bien que fréquentant le milieu littéraire montmartrois, ses mauvaises fortunes avaient fait de lui un de ces vagabonds qui errent, de jour comme de nuit, dans les rues de Paname. Mais cette expérience devint aussi, pour lui, une source d’inspiration. Auteur de longs poèmes, aussi rythmés qu’imagés, il y invente une langue qui pioche d’abondance dans l’inépuisable vivier du langage populaire. Et c’est en 1897 qu’il publie Les Soliloques du pauvre. Le succès ne tarde pas.

Foisonnement métaphorique et musicalité canaille
Plus d’un siècle plus tard, le comédien Jean-Claude Dreyfus s’est mis en tête de faire redécouvrir l’œuvre de Jehan Rictus, en adaptant pour la scène deux de ses textes : Les Soliloques du pauvre et Le Cœur populaire. Il obtient pour cela le soutient de la Maison de la Poésie, dont l’avisé directeur devine sans doute qu’il tient là une excellente occasion de démontrer, si besoin était, l’originalité et la pertinence de son théâtre. Et il appelle en renfort un compère qui, d’une certaine manière, ressemble à son exact contraire. Voici donc Jean-Claude Dreyfus et Fabrice Carlier, assis face à face, sous un éclairage crépusculaire, stoïques sous la neige qui tombe. Dreyfus, dont la trogne est aussi inimitable que la carrure est imposante. Carlier, poulbot fluet, au regard guilleret. Dreyfus, qui mâche ses mots avec gourmandise avant de les laisser échapper d’une voix rauque et profonde. Carlier qui fait caracoler les phrases d’une voix légère et harmonieuse. Aussi différents soient-ils, il semble pourtant que la prose de Rictus soit faite pour eux, son foisonnement métaphorique et sa musicalité canaille. D’un certain point de vue, il ne se passe rien sur ce plateau jonché d’un bric à broc aléatoire. On a pourtant l’impression de s’embarquer dans un singulier voyage, tantôt au raz du bitume parisien, tantôt dans la stratosphère de l’imaginaire du poète. Voilà bien ce que ce duo sympathique rend avec brio : le réalisme utopique qui forge la poésie de Rictus.

Emotion et émerveillement
Il a un talent exceptionnel pour décrire la froide et cruelle réalité de la rue, avec une langue sans sophistication mais non sans génie. Mais si ce qu’il dit est désespéré, la manière dont il le dit n’est jamais désespérante, tant il est vrai qu’il sait dénicher au plus profond de l’abandon et de la déchéance matérielle, cette part du rêve qui est aussi la source de jouvence de la poésie. Une heure et demie plus tard, lorsque Dreyfus et Carlier viennent saluer, on est presque surpris de s’être ainsi laissé embarquer dans un ailleurs poétique aussi riche et on a le sentiment d’avoir vécu un moment d’émotion et d’émerveillement comme on n’en a pas connu, au théâtre, depuis belle lurette. C’est le genre même de spectacle que l’on conseillera à ses amis, les vrais.
Stéphane Bugat

Rictus, Les Soliloques du pauvre et Le Cœur Populaire, de Jehan Rictus, avec Jean-Claude Dreyfus et Fabrice Carlier. Théâtre Molière-Maison de la Poésie, jusqu’au 10 avril. Tél : 01 44 54 53 00.






Interview à propos de Rictus
Rictus - "Les soliloques du pauvre"